l y a des souvenirs qu'on oublie.

Complètement.

Hier, j'essayais de me souvenir de choses de mon adolescence, et je me suis aperçu, en fouillant un peu dans ma tête, que j'avais oublié des tas de choses. Vraiment des tas. Enfin pas vraiment puisque je m'en souviens vaguement, mais en prenant la mesure de ça, je me dis qu'outre les souvenirs qui surnagent, j'ai dû oublier vraiment un paquet de choses.

Je ne sais pas si ça vous fait pareil, mais moi, ma vie s'efface peu à peu, inexorablement. Il y a bien sûr les évènements marquants qu'on n'oublie pas, des détails aussi, des anecdotes, des bons moments, des mauvais, mais dans les grandes lignes, mon passé est flou maintenant, j'ai beaucoup de mal à visualiser et à me remémorer ce que j'ai vécu. Mais cela ne me semble pas être lié à une dégénérescence cérébrale, mais plutôt à une volonté inconsciente de balayer derrière moi. J'efface mes traces.

Par exemple, je suis incapable de vous dire ce que je faisais le lundi 18 mai 1983 entre 13h et 13h07. Un trou.

Je pensais à Annie Girardot, ça m'a fait mal de la voir ainsi perdre la boule, et puis je me suis dit qu'Alzheimer était peut-être un bien, en certaines circonstances, pour celui qui est malade bien sûr. Pour la famille c'est douloureux évidemment. Mais être dans une bulle en dehors du temps, en dehors de la vie, ça doit effacer les peines, les regrets, la peur de la mort, tout notre passif et tout ce qui nous attend n'est plus un problème alors. Ne plus se rendre compte, le soulagement par l'effacement, être encore là mais ne plus être là, être dans l'antichambre de la mort sans s'angoisser. C'est égoïste c'est vrai, mais si j'avais le choix, peut-être bien que je choisirais ça. Chépa. La mort me fait peur, et chaque jour je m'en rapproche un peu plus. Ah ben c'est gai tiens.

Alzheimer je ne sais pas, donc, mais je me rends compte que je ne suis pas un homme du passé, qui vit dessus, qui ressasse et qui n'avance pas. Je ne regarde pas derrière en permanence. Ça c'est sûr. Dans le sens inverse, j'ai toujours eu du mal à me projeter dans l'avenir, je ne suis pas stable, je ne suis pas solide, je ne suis pas un visionnaire en ce qui concerne mon existence et à vrai dire, le seul projet que j'aie eu et que j'ai réussi, c'était de bien élever les enfants  et de les bien traiter, de les aimer et d'avoir leur amour en retour, c'était de loin le plus important. Les voir heureux et épanouis, je pense qu'ils le sont et le seront, ou le pourront, arrivés maintenant au début de leur vie d'adulte. En tous cas je crois qu'ils ont les bases philosophiques maison pour l'être.

Je vis dans le présent, le fameux carpe diem, c'est la solution la plus confortable pour moi. Je ne m'inquiète pas trop du passé, je ne me soucie pas vraiment de l'avenir, je me livre au vent, dans quelque sens qu'il puisse souffler pour moi aujourd'hui. Je me détache. C'est une liberté. Être libre et détaché avant tout, ça a été aussi un but de ma vie.

Tout ça pour dire qu'en me remémorant hier des souvenirs, j'ai eu un gros coup d'angoisse et de bouleversement. 

Je me suis souvenu que j'avais un pote vers mes quinze ans, je ne me rappelle même plus de son prénom, je crois que c'était Christophe, qui avait une petite soeur, genre dix-onze ans. Je l'avais complètement oubliée. C'est pourtant inoubliable. Elle était une belle petite fille blonde aux cheveux longs, je ne sais plus non plus comment elle se prénommait. C'était terrible. J'ai eu tellement mal pour cette petite. Elle était aveugle et sourde. Elle ne sortait quasiment jamais de chez elle. Elle avait les yeux blanc vitreux toujours en mouvement, elle parlait de manière assez incompréhensible et ne nous entendait pas. C'était flippant.

Quand on y allait, chez le copain, elle nous touchait longuement le visage lorsqu'on arrivait, avec ses petites mains douces, évidemment on était super mal à l'aise. Le plus impressionnant, c'est qu'elle chantonnait toute la journée, et elle tournait, toute la journée. Sur elle-même. Comme une toupie, comme un derviche tourneur, plutôt. Tout le temps. Incroyable, elle ne se cognait jamais nulle part, ne touchait pas les meubles ou les objets au passage, elle virevoltait partout sans s'arrêter. Elle devait trouver et avoir son équilibre et ses repères comme cela, ce devait être un genre d'effet de stabilité gyroscopique. Très très très impressionnant. En même temps, en la regardant comme ça chantonner et tournoyer si légèrement et si gracieusement, avec sa petite voix mélodieuse, il y avait une impression de joie et d'innocence qui se dégageait d'elle, en même temps qu'un sentiment d'une grande virtuosité et d'une grande beauté qui m'envahissait. Elle était aérienne, très très légère, elle semblait voler, c'était une impression qu'elle s'arrachait avec une extrême facilité à la pesanteur de sa vie et à la lourdeur de son handicap, et j'avoue que je n'ai jamais revu quelque chose de comparable ou similaire, même de loin.

Cette petite chose blessée, frêle et gracile, avec ses gestes délicats de petite danseuse et l'impression d'envol qu'elle donnait, c'était la beauté qui terrassait la cruauté, c'était une leçon magistrale d'esthétique et des sens, un enseignement de ce que le moche en apparence peut donner de beau. On était désespérés de la voir ainsi, et elle, elle était sublime, et paraissait si loin de nous et de notre monde, à juste quelques centimètres du sol.

Je crois que j'ai vu un ange pour de vrai, une fois dans ma vie.

C'était il y a longtemps.

Mais non, pas question que j'oublie une si étrange et belle vision.

Commis par pow wow on mercredi 2 mars 2011
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8 réactions disproportionnées

  1. alain b Says:
  2. Très joli récit, pour une fois j'ai pas chopé de fou rire.
    Cela dit perso je me souviens très bien de ce que je faisais le lundi 18 mai 1983 entre 13h et 13h07, mais comme toi j'aurais sans doute mieux fait de l'oublier.

     
  3. pow wow Says:
  4. On n'oublie jamais assez toutes les conneries qu'on a faites. ;o)

     
  5. Bysonne Says:
  6. Tu es un ange toi aussi Monsieur Pow, pour nous conter de si belles histoires, avec la sensibilité qui te caractérise.

    bizzzzzzzz

     
  7. sgd Says:
  8. L'ange

    Et puis après, voici un ange,
    Un ange en blanc, un ange en bleu,
    Avec sa bouche et ses deux yeux,
    Et puis après voici un ange,

    Avec sa longue robe à manches,
    Son réseau d'or pour ses cheveux,
    Et ses ailes pliées en deux,
    Et puis ainsi voici un ange,

    Et puis aussi étant dimanche,
    Voici d'abord que doucement
    Il marche dans le ciel en long
    Et puis aussi étant dimanche,

    Voici qu'avec ses mains il prie
    Pour les enfants dans les prairies,
    Et qu'avec ses yeux il regarde
    Ceux de plus près qu'il faut qu'il garde ;

    Et tout alors étant en paix
    Chez les hommes et dans la vie,
    Au monde ainsi de son souhait,
    Voici qu'avec sa bouche il rit.

    * Max ELSKAMP (1862-1931)

     
  9. mebahel Says:
  10. Merci Pow Wow....

    Itou j'ai des blancs dans mon histoire, et tant pis.

    En revanche la maladie d'alzhhh n'est pas qu'oubli, elle est aussi souffrance: imagine toi vivre en permanence dans un monde où les objets, les lieux, les gens te sont parfaitement étrangers et inintelligibles... c'est angoissant.

     
  11. Vous avez vu " memento ", c'est un peu tordu, ça devrait plaire à quelques uns qui passent par ici.

    http://www.dailymotion.com/video/x3yqff_memento-bande-annonce_shortfilms

    ( je m'demande ce qu'il met comme balise le Stop pour les URL )

     
  12. pow wow Says:
  13. Bysonne, SGD, merci!

    MAybe, je parle du stade avancé, où tu ne reconnais plus personne. Ouais c'est dur je sais. ;o)

    Oui Nombril, je l'ai vu, y a un moment déjà, mais...je ne m'en souvient plus vraiment. ;o)

     
  14. Il y a 2 ou 3 ans, je ne sais plus, j'étais au théatre, et Annie Girardot était assise à côté de moi.
    Qu’est-ce que j’étais contente ! :)

     
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